Tu esquives si bien que tu décides de te passer tout à fait
de garde, de faire mentir, à ton usage exclusif, tous les principes de la boxe.
Non seulement tu n’as pas de garde, mais sans jamais quitter des yeux ton
adversaire tu tends le menton à ses poings. Et quand ton adversaire tente un
assaut, tu recules de front, face au coup – le pire du pire t’explique ton
entraîneur émerveillé, puisque c’est ainsi (en principe) que les boxeurs
débutants perdent leurs appuis, l’équilibre, la face – avant d’abandonner le
noble art (en principe), de quitter le ring, la queue entre les jambes, piteux,
culs blancs (en principe). Tu t’obstines dans cette – quoi ?
tactique ? on ne peut pas appeler tactique ce qui est suicide, suicide
aveugle ou délibéré – dans cette monstruosité pugilistique. On t’entend
t’obstiner devant ton entraîneur (Joe Martin), tu as treize ou quatorze ans,
bientôt quinze, on t’entend dire que tu sais très bien ce que tu fais, qu’on
verra ce qu’on verra. L’entraîneur toujours émerveillé se persuade que ça te
passera, après quelques coups à la pointe du menton, que tu finiras bien par
boxer selon les principes immémoriaux du noble art.
Dès treize ans, ta garde basse t’oblige à tout miser sur
l’œil. Ta garde basse t’oblige à avoir deux corps : un corps visible et
provisoire, un corps tentateur, offert aux poings de l’adversaire, et un second
corps, déjà plus loin, le corps du moment d’après, le corps qui anticipe le coup
à venir, qui va placer le contre.
[...]
Tu es très vite connu (dans le quartier, puis au sud de
l’Ohio, ton nom mâché dans les bouches) pour cette tactique aberrante, d’éviter
les coups de très peu et de contre-attaquer au menton, à la tempe, au foie. Si
ta garde est aberrante, tes esquives le sont plus encore. Au lieu de reculer à
droite ou à gauche, comme on l’a toujours appris et pratiqué depuis trois
siècles, comme l’ont toujours voulu la science exacte, les manuels et les
maîtres, tu recules de front, face au coup, en inclinant le buste, au risque de
perdre l’équilibre. Ces aberrations accumulées donnent d’abord confiance à tes
adversaires qui se précipitent dans la brèche en piaffant mais ne rencontrent
que le vide, l’ancien corps de Cassius, le corps du moment d’avant, qui n’est
déjà plus.
[...]
Il y a le poids de ma concentration dans le vestiaire, le
poids de dix ans de concentration, ma concentration distillée depuis 1954,
depuis que je suis monté sur un ring la première fois, dix ans de phrases
murmurées pour moi, répétées, reprises, enfoncées, ancrées en moi, un festin,
un bûcher de phrases, et les phrases crépitent dans le grésillement des
ampoules au-dessus du vestiaire, les phrases efficaces, les phrases avec
greatest of all time, avec king of the world, avec champion of the world, les
phrases puériles qui à force de répétitions perdent de leur puérilité, les
phrases avec I am, I will be, qui à force de répétition s’emboitent, se soudent
et font muraille, les phrases qui dressent une première puis une deuxième puis
une troisième muraille, qui repoussent les doutes de Dave, John, Richard ou
William, les certitudes de Bob, Dustin, Steve et Clark, qui maintiennent à
distance les articles de Nat Fleischer, les paris de Billy Conn, les certitudes
de Joe Louis, et voici que les phrases dégringolent sur les journalistes,
voyez : elles les noient comme les flots du Nil les armées de Pharaon,
elles les disloquent une bonne fois pour toutes.
(Albanc Lefranc, Le ring invisible, Verticales, 2013)
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