29 sept. 2013

Où la conscience s’arrête-t-elle : comment l’art peut-il coexister avec la nature ?

Par Ian Maleney, The Quietus, 5 septembre 2013

Comment l’art peut-il fournir un aperçu éclairant des relations mouvantes qu’entretient la société avec la nature ? L’appropriation progressive des sculptures de Lough Boora en Irlande par leur environnement, et l’œuvre du musicien Richard Skelton en offrent des exemples frappants, selon Ian Maleney.

System No. 30, de Julian Wild, à Lough Boora
Il y a deux semaines je suis allé avec mes parents et le chien visiter l’espace de Lough Boora, une grande étendue marécageuse protégée. Ce n’est pas loin de l’endroit où la première centrale électrique d’Irlande utilisant la tourbe comme combustible se tenait, bien que les deux cheminées qui avant dominaient l’horizon sur des kilomètres ont été abattues en 2003 et que les petites locomotives qui tiraient des chariots de tourbe à travers le marais ne sont plus. Alors que cette pratique continue ailleurs dans le pays, les 2000 hectares de terre autours de Lough Boora offrent le premier exemple de ce qui pourrait advenir des tourbières qui ont dominé le centre du pays une fois qu’elles ont été exploitées au maximum. Dans les décennies à venir, de plus en plus de ces tourbières n’auront plus d’utilisation commerciale, et ce qui en advient après est d’une grande importance écologique et sociale pour une immense partie du territoire irlandais.

A Laugh Boora, la réponse a été de créer un parc public, des voies navigables et une réserve d’oiseaux. Au cœur du site se trouvent une série de sculptures commissionnées. Le projet a commencé en 2002 avec huit sculptures placées à des endroits spécifiques et s’est maintenant étendu à plus du double. L’argument est plutôt simple : une œuvre qui est faite et est inspirée par la tourbière elle-même et son récent passé industriel. Certaines sont imposantes et très représentatives de l’histoire du terrain, comme Sky Rain de Michael Bulfin ou Raised Line de Maurice MacDonagh. D’autres sont plus petites et apparemment plus personnelles, Happiness et Secret Garden de Marianne Jorgensen par exemple, où de grands mots sont gravés ou sculptés dans la terre – « Happiness », « Love », « Hate », « War », « Peace ». D’autres sont essentiellement des figures abstraites – les flèches courbes de Cycles, le tourbillon de Boora Convergence, l’austère 60 Degrees.

Les œuvres vont et viennent ; certaines sont conçues pour être temporaires, et certaines sont maintenant présentes depuis plus d’une décennie. Ce qui était à cette époque des chemins dégagés à perte de vue est devenu, par endroits, une surface touffue et inaccessible. Où il y avait une galerie en plein air, il y a maintenant un enchevêtrement de fourrés desquels émergent parfois des sculptures, souvent radicalement transfigurées par rapport à ce qu’elles étaient dans leur présentation d’origine. Le décorum de l’œuvre est réduit, et le degré auquel le terrain s’est approprié les sculptures devient la chose la plus intéressante dans l’expérience d’être là. Les œuvres de Jorgensen ont presque complètement disparu, chaque trace dispersée par le vent. Raised Circle de MacDonagh est caché dans une forêt de grandes herbes d’été, prête à réapparaître à l’hiver. Beaucoup de celles qui restent intactes et visibles semblent en comparaison s’imposer à nous ; les messages bruts d’une intention humaine où la nature luxuriante et l’œuvre érodée ne font plus qu’un avec le lieu, ni complètement humain, ni complètement marécage.

Raised Circle, de Maurice MacDonagh, à Lough Boora
J’étais au Hilltown New Music Festival il y a environ six semaines. Le festival s’est tenu sur deux jours à Hilltown House, une petite propriété perchée sur les collines de Co. Westmeath, un court tronçon de route escarpé au nord du la ville de Castlepollard. Pendant l’année, la maison sert de refuge, invitant des artistes à venir travailler dans la solitude et la quiétude qu’offre un tel lieu. Pour le festival, une grange réaménagée accueillait les musiciens en résidence, qui pratiquaient surtout des formes de composition contemporaine plutôt austères et académiques. Je suis allé voir Richard Skelton, qui jouait avec sa partenaire Autumn Richardson sous le nom d’AR. Depuis des années maintenant, l’œuvre de Skelton est en constante communication avec le paysage, sa musique et ses livrets explorant les relations entre les hommes et la terre qu’ils habitent, d’une façon réfléchie, belle et complexe. A travers des langages entrelacés, le récit du paysage et le récit personnel provenant des West Pennine Moors du nord de l’Angleterre dans Landings, ou du vent violent de la côte atlantique irlandaise dans Verse of Birds, la musique de Skelton réalise souvent une rare connexion avec le monde qui l’entoure.





En plus des performances sur scène, le festival comportait des installations multimédias d’artistes présents ou non sur place, ainsi qu’une chambre d’écoute qui passait des compositions issues d’une sélection de propositions libres. Pour leur installation, Skelton et Richardson ont réquisitionné le donjon du château, une tour abandonnée de vieilles pierres désormais envahie de lierre, d’orties, d’arbres, d’insectes et de nids d’oiseaux ; un espace auparavant utilisé par l’homme mais qui ne l’est plus. Les deux partenaires ont barré l’accès au donjon, énumérant les noms des plantes qu’ils y ont trouvé dans un petit livret attaché au grillage qui nous maintient à l’extérieur. A l’intérieur du donjon, un enregistrement d’oiseaux fait sur place était joué à travers des hauts parleurs. Leur objectif déclaré était d’attirer l’attention sur ce qui normalement reste ignoré, en particulier lors d’un festival musical.

Quelques jours après le festival, Skelton mettait à jour son blog avec une critique, expliquant d’abord le raisonnement qu’il y avait derrière cette œuvre, et questionnant ensuite le résultat de chacun de ces aspects. Il est rare de voir une autocritique artistique si honnête faite publiquement, et encore plus rare de la voir une semaine environ après que l’œuvre ait été réalisée. Les questionnements que Skelton soulève à son égard sont extrêmement pertinents, allant au cœur de ce qui fait le succès de l’art environnemental. La question principale concerne l’intrusion de l’artiste lui-même dans l’espace – quel dommage a causé le processus d’enregistrement et de documentation de l’espace ? Est-ce hypocrite de causer ces dégâts et de demander ensuite aux autres de rester hors de cet espace ? Est-ce que les intentions de l’artiste usurpent la vie naturelle du lieu ? L’espace ne se serait-il pas trouvé mieux s’il avait simplement été laissé en l’état ?

En conclusion il pose la question que chaque artiste travaillant dans la nature doit prendre en considération – « comment pouvons-nous attirer l’attention sur quelque chose sans déranger ou bouleverser l’équilibre fragile qui y existe déjà ? »

Richard Skelton
Dans un article dans le Guardian il y a quelques mois, Steven Poole tentait de révéler le caractère bourgeois de l’écriture contemporaine sur la nature. Il lui semblait qu’il existe un fossé infranchissable entre la réalité souvent dure du monde naturel, vue comme un lieu d’authenticité essentielle et incontestable, et la vie confortable et faite de compromis des classes moyennes urbaines qui sont la cible presque exclusive de ce genre d’œuvres. Sur ce front, il est difficile de lui donner tord. Il y a en effet une profusion de littérature consacrée à donner leur dose de douceur campagnarde aux habitants des villes, comblant nos envies d’une vie authentique ; mais dans son effort pour attribuer une tendance idéologique de droite à cette littérature, l’argumentaire de Poole s’effondre.

« Dans une époque d’appréhension vis-à-vis de l’immigration », dit-il, « la rhétorique écologique omniprésente sur les espèces « autochtones » et « invasives » projette sur le monde naturel des schémas ayant trait à la géopolitique. Les gens parlent de l’écureuil gris comme s’il était le demandeur d’asile du Moyen-Orient ou le plombier d’Europe de l’Est des tabloïds haineux, qui vient ici pour profiter des allocations ou voler un emploi. »

Il tente d’identifier les préoccupations touchant les espèces invasives présentes dans des environnements non protégés aux « démagogues anti-immigration qui affirment que les étrangers vont détruire une culture britannique unique et originale. »

« Projette » est ici le mot clé. Poole projette des préoccupations sociales sur des sujets écologiques qui n’ont rien à voir avec des lignes sur une carte ou la couleur de la peau. Poole extrapole à partir d’un élément idéologique avec lequel il est en désaccord et, dans le mouvement, perd la question environnementale sur laquelle il était soi-disant censé attirer l’attention. Il se fourvoie à peu près de la même façon que les écrivains qu’il critique, parlant de la nature comme d’une extension de la conscience humaine, du monde social, plutôt  que d’une chose au moins en partie distincte des conceptions personnelles que nous avons d’elle. Dans le même temps, la nature est indépendante, elle est quelque chose que nous ne pouvons pas connaître et dont nous ne pouvons pas être. Si nous suivons le raisonnement de Poole, il n’y a aucune façon pour l’homme d’être véritablement en communication avec la nature.

60 Degrees, de Kevin O'Dwyer, et Sky Train, de Mile Bulfin, à Lough Boora
Sur le marécage de Lough Boora, nous sommes dans un espace en transition entre un passé industriel et un future naturaliste. L’art qui occupe cet espace a le pouvoir de cartographier la passerelle physique et philosophique entre l’usage humain et non-humain de l’environnement et, comme tel, il doit être en dialogue avec ces deux idées en même temps. Quand une sculpture ne domine pas le terrain sur lequel elle a été conçue pour reposer, alors l’artiste ne met pas ses intentions au-dessus du mouvement naturel du monde dans lequel il vit et travaille. Skelton semble avoir senti cette domination dans son œuvre à Hilltown, avoir parlé pour et non pas avec, ce qui en fin de compte coûte à l’œuvre son fondement conceptuel. Le raisonnement présent dans l’article de Poole (et aussi violemment dans les commentaires en dessous de celui-ci) concerne les frontières ; savoir où notre conscience s’arrête et où la nature commence. Arriver à comprendre comment traverser cette ligne d’une façon qui ne soit pas polémique mais éclairante et bénéfique aux deux côtés est l’objectif de l’artiste.

Dans cette partie du monde, notre relation avec le non-humain, l’environnement non modelé par l’homme, continue de changer, peut-être influencée le plus fortement maintenant par un sentiment de connexion au niveau global et de fragmentation sociale au niveau local. Une dépossession, aux sens pratique et philosophique, a lieu – nos villes nous échappent de plus en plus, au point qu’elles doivent être ré-occupées (re-Occupied), et la campagne est quelque chose de distant pour la plupart d’entre nous, presque inconcevable comme lieu de vie. Il y a un besoin, je crois, pour un art qui puisse incarner l’histoire en cours de cette dépossession, mais aussi peut-être frapper au cœur de ce qui peut être regagné. La manière dont Skelton combine langage et espace dans des récits personnels, historiques, par l’intermédiaire de différents médias, la manière dont Raised Circle de MacDonagh apparaissent à travers les herbes – il y a quelque chose là qui appartient à deux mondes, portant le passé dans un futur possible.




---
Commentaires :

Je trouve cette idée de frontière entre conscience et nature un peu maladroite. J’ai l’impression que l’auteur identifie notre dépossession de la nature, notre lien distant avec elle, à cet écart entre notre imaginaire, nos projections et la réalité solide de la nature. Mais comme il le dit, nous nous sentons aussi dépossédés de nos villes – il y aurait donc aussi besoin d’un art urbain.

Si Poole, dans son article pour le Guardian, partage quelque chose avec ces écrivains bourgeois qui vont se ressourcer à la campagne ou à l’autre bout du monde, ce n’est pas de concevoir la nature comme une « extension (...) du monde social » ; c’est au contraire de la penser comme une entité idéale et intemporelle (pour l’un violente et inhospitalière, pour les autres idyllique). Le problème ce ne sont pas les projections, c’est que dans les deux cas nous en sommes exclus, qu'elles organisent une dépossession.

Fin 2011, un autre article dans The Quietus dénonçait cette fois non pas les romanciers épris de la nature mais les musiciens folks à succès qui avaient marqué l’année. Comme Poole (mais sans ses délires sur l’écologie comme antihumanisme), l’auteur cherchait à montrer le caractère réactionnaire de ce mouvement (la fausse culture folk, représentée notamment par Laura Marling ou Mumford and Sons) en identifiant ici son insistance exagérée à exprimer de l’authentique au discours conservateur sur les émeutiers de Londres qui ne seraient pas de « vrais Londoniens ». L’auteur rappelait que le folk peut être contestataire et démocratiquement inclusif, alors que les artistes folks à succès d’aujourd’hui s’intègrent parfaitement au projet conservateur de la Big Society et de la fausse indépendance qu’il prône. Le point soulevé par cet article était donc celui du rôle que joue l’art (ici, la musique) dans nos représentations du monde social.

Pour en revenir à Skelton, s’il y a quelque chose à lui reprocher, ce n’est pas d’avoir « parlé pour » ou d’avoir altéré le lieu de son installation, mais plutôt d’en avoir exclu les spectateurs. Il est paradoxal de vouloir sensibiliser les participants d’un festival à un lieu déserté et aux sons qui l’habitent tout en le clôturant et en masquant ces sons. On pourrait même dire qu’il ne peut pas ne pas y avoir une quelconque altération : il n’y pas de forme pure qui serait en adéquation parfaite avec l’espace et les êtres qui l’habitent. La question est de savoir quelle signification ont les altérations nécessaires.

Il ne s’agit donc pas tellement d’opposer l’existence physique bien réelle de la nature aux conceptions que nous en avons et de se plier au « mouvement du monde », mais d’opposer une conception à une autre. En ce sens, il est bien question de « lignes sur une carte ». L’auteur conclue en disant à juste titre que l’art doit pouvoir « cartographier » les transformations de nos usages de l’environnement, c’est-à-dire de nos conceptions de la nature. Il s’agit de savoir quelles cartes nous voulons dessiner, avec quelles projections, quels liens nous voulons nouer avec les humains et les non-humains, et de quelles histoires nous voulons nous souvenir.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire