10 oct. 2013

Des régimes de parole


On a même osé imaginer comme une course, une compétition, un championnat entre les paroles informationnelles et les paroles religieuses pour voir lesquelles allaient plus loin, portaient plus loin. Comme si ce lièvre et cette tortue se mesuraient sur le même terrain, celui de la vitesse et de l’accès au lointain ! Et pour truquer cette course perdue d’avance entre la lente et sûre marche de la tortue savante et les bonds fulgurants du lièvre religieux, on a même imaginé de dire que la première courait dans « le monde simplement matériel et visible » alors que le second pouvait rebondir vers « un monde spirituel et invisible ». Jamais la parole religieuse n’a été plus égarée, insultée, pervertie, jamais on n’a prononcé plus à faux le nom de D. que lorsqu’on a prétendu posséder le moyen d’accéder par elle à un autre monde au-delà de ce bas monde. Il n’y a pas plus d’au-delà que de croyance en « Dieu », pas de monde « spirituel » qu’il faudrait ajouter au monde « matériel ». Inutile également d’imaginer des « limites » à la connaissance savante au-delà desquelles il faudrait recourir à un autre véhicule, plus léger, plus rapide, plus évanescent. Il n’existe aucune borne au travail de la référence : partout où elle peut étendre son maillage de documents, partout elle avance d’un pas assuré. Croire qu’il existe un autre monde, ou que l’accès à ce seul bas monde aurait des frontières, qu’il existerait des colonnes d’Hercule à ne pas franchir sans péché, provient d’une confusion entre les différents actes de parole.

Il y a peut-être une façon spirituelle de parler dans ce monde, qui diffère en effet radicalement du transport d’information double clic [information double clic = l’information devenue communication, substituant aux difficultés et transformations des sciences la fantasmagorie de la Science donnant un accès immédiat, fidèle et sans coût à l’information], mais il n’y a pas de « monde spirituel » en supplément de l’autre. D’ailleurs, si l’on oublie les piétés de la Science pour s’attacher aux sciences mêmes, aux véritables, à celles qui existent dans leur beauté, dans leurs cheminements référentiels, dans leurs productions et leurs transports de cartes ou de modèles, on s’aperçoit qu’elles ne tracent pas un monde plus matériel et plus visible, plus obtus et plus bas. Il faut n’avoir jamais touché du doigt la longueur, la précarité, la splendeur, l’originalité des cascades de références qui permettent à un astronome d’accéder aux confins du big bang, à un océanographe de cartographier le mouvement des cartes tectoniques, à un mathématicien de suivre la preuve d’un théorème sur la théorie des nombres, à un historien de recomposer les traces d’un soulèvement populaire ignoré de tous, pour croire que le monde laissé dans le sillage des sciences serait bassement matériel et visible, objectif et têtu, simplement et bêtement là. Si l’on tient vraiment à l’adjectif, quoi de plus « spirituel » au contraire que les mondes enfantés par le cheminement des sciences ? Quoi, en tout cas, de moins directement visible ? S’il est impossible de parler sans détours et préliminaires de la religion, combien de méditations ne faut-il pas enchaîner pour prononcer des phrases vraies ou fausses sur le plus petit microbe, le plus lointain des astres, la plus brève des interactions entre particules, la plus banale des économies ? S’il y a bien une chose impossible, c’est d’accéder d’emblée, sans travail et sans coût, aux chaînes de références savantes. La voie sûre des sciences n’écrit droit, elle aussi, que par des chemins courbes.

Inversement, il faut n’avoir jamais mesuré la profonde déception que procure ­– que doit procurer ­–  toute parole religieuse afin d’être véridique. Décevoir, d’abord décevoir. C’est justement l’absence radicale d’information transportée par l’ensemble des expressions religieuses qui donne l’assurance qu’on ne pourra jamais, grâce à elles, se diriger vers des secrets supérieurs à ceux des sciences, à des mystères plus élevés, à des spiritualités plus exaltées, à des gnoses moins indéchiffrables. Faites un test : compilez tout ce que disent les anges de la Bible chargés pourtant, dit-on, « de transporter des messages », et vous n’apprendrez quasi rien sur rien. Le contenu informationnel de ces milliers d’injonctions demeure proche de zéro – à moins d’être tourné en indices pour les travaux érudits des linguistes, des archéologues ou des spécialistes de l’angélologie. C’est que les anges ne transportent pas de messages ; ils modifient ceux à qui ils s’adressent. Ce qu’ils transfèrent n’est pas un contenu d’information, mais un nouveau contenant. Ils n’apportent pas de cartes pour offrir une prise à des êtres assoiffés de connaissance, mais ils transforment leurs interlocuteurs. Ce qu’ils transportent, ce ne sont pas des télégrammes mais des personnes. Combien de bits peuvent véhiculer des avis tels que « Connaissez-vous ! », « attention, soyez prêts », « C’est à toi que l’on s’adresse », « Garez-vous ! », « Ave », « Il n’est plus ici » ? Le premier mot des échanges téléphoniques, « allô », ce que les linguistes appellent la fonction phatique, n’en dit pas moins : « La communication est établie » ; « On vous demande au téléphone ».

[...] Oui, bien sûr, on peut, on doit distinguer les messages qui parlent pour informer sur le monde de ceux qui parlent pour modifier les habitants du monde, mais on ne peut pas confondre cette nécessaire distinction avec, d’un côté, une information sur ce monde et, de l’autre, une information (obscure, mystérieuse, perdue, cryptée) sur un « autre » monde. Pas d’aspiration vers l’au-delà qui soit d’inspiration religieuse. Ou bien c’est de l’information et elle mène aux mondes – aux seuls qui existent ; ou bien ce n’est pas de l’information, et elle ne mène nulle part ­– mais elle peut opérer bien d’autres miracles. Il n’y a pas d’entre-deux. Il faut en passer par cette déception fondamentale : la religion ne mène à rien. C’est tout le contraire des explications sociales, sociologisantes, qui croient expliquer le besoin de religion par une volonté de remplissage d’un monde trop vide ou, inversement, selon la métaphore choisie, comme le moyen de creuser un peu de transcendance dans un monde trop plein. Comme s’il fallait que les âmes frustrées comblent les trous de l’existence par le spectacle de vérités supérieures ; comme si la vacuité d’un monde simplement matériel et marchand exigeait quelque supplément d’âme afin d’apporter un peu de consolation aux existences vaines ; comme s’il fallait peindre le ciel de couleurs gaies afin de rendre un peu supportables le gris de l’existence quotidienne ; comme s’il fallait calmer l’angoisse de la mort par l’évocation d’ectoplasmes menant une vie supérieure dans un monde de l’au-delà. Or c’est l’inverse exactement : aucune question ne sera résolue, aucun mystère révélé, aucun péché absous, aucune prière exaucée, aucune perte consolée. (Pourquoi prendre la parole, alors ?) Il ne s’agit aucunement de calmer, de creuser, ni de remplir. « Il n’est plus ici, voyez où on l’a mis. » Aucun signe ne sera donné. Aucune réponse aux « grandes questions de l’existence ». (Mais alors pourquoi reparler de ces vieilleries ?) Le monde n’est pas assez bas pour qu’on ait besoin de le hausser. Il pullule d’assez de transcendances pour qu’on n’ait pas à lui ajouter quoi que ce soit qui l’ennoblisse ; bien assez plein pour qu’on n’ait pas besoin de le combler ; bien assez aéré pour qu’on n’ait pas besoin de l’évider. (Qu’est-ce que le religieux s’il ne mène plus à l’au-delà ?) Heureusement, en se privant de l’autre monde, on ne se prive pas, en réalité, de grand-chose, puisqu’il n’y avait là qu’une confusion sur la possibilité d’aller plus loin, plus rapidement, plus haut que le patient, méticuleux et positif travail de la référence. En décevant ainsi, la religion ne coupe pas la branche sur laquelle elle est assise puisqu’il n’y a pas de branche et qu’elle est solidement installée ailleurs, comme nous tous, dans le monde connu par les sciences et habité par le sens commun. Pour avoir quelque chance de parler justement de la religion, il faut d’abord aimer les sciences de toute sa force, de tout son cœur, de toute son âme, et respecter les mondes qu’elles laissent dans leurs sillages.

[...] Il y a peut-être de vrais spirituels, mais le test assuré pour les distinguer des faux c’est de voir s’ils vous mènent « vers le haut », en essayant de concurrencer par d’autres moyens les chemins de l’information, ou s’ils vous font au contraire descendre peu à peu dans les actes de langage qui transforment les interlocuteurs, sans diminuer en rien leur soif de connaissances. S’ils prétendent apaiser votre libido sciendi, vous révéler des secrets, vous initier à des mystères, vous élever vers des sphères sublimes, alors fuyez-les ; mais attachez-vous aux pas de ceux qui vous font retrouver le mouvement de ces paroles qui ne donnent pas accès, qui ne transportent nulle part et surtout pas plus loin et plus haut, mais qui vous transforment maintenant, vous, dans le moment même où l’on s’adresse à vous.


Bruno Latour, Jubiler ou les tourments de la parole religieuse, 2013 (2002).

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