On a même osé imaginer comme une course, une compétition, un
championnat entre les paroles informationnelles et les paroles religieuses pour
voir lesquelles allaient plus loin, portaient plus loin. Comme si ce lièvre et
cette tortue se mesuraient sur le même terrain, celui de la vitesse et de
l’accès au lointain ! Et pour truquer cette course perdue d’avance entre
la lente et sûre marche de la tortue savante et les bonds fulgurants du lièvre
religieux, on a même imaginé de dire que la première courait dans « le
monde simplement matériel et visible » alors que le second pouvait
rebondir vers « un monde spirituel et invisible ». Jamais la parole
religieuse n’a été plus égarée, insultée, pervertie, jamais on n’a prononcé
plus à faux le nom de D. que lorsqu’on a prétendu posséder le moyen d’accéder
par elle à un autre monde au-delà de
ce bas monde. Il n’y a pas plus d’au-delà que de croyance en « Dieu », pas de monde « spirituel » qu’il
faudrait ajouter au monde « matériel ». Inutile également d’imaginer
des « limites » à la connaissance savante au-delà desquelles il
faudrait recourir à un autre véhicule, plus léger, plus rapide, plus
évanescent. Il n’existe aucune borne au travail de la référence : partout
où elle peut étendre son maillage de documents, partout elle avance d’un pas
assuré. Croire qu’il existe un autre monde, ou que l’accès à ce seul bas monde
aurait des frontières, qu’il existerait des colonnes d’Hercule à ne pas
franchir sans péché, provient d’une confusion entre les différents actes de
parole.
Il y a peut-être une façon spirituelle de parler dans ce monde, qui diffère en effet
radicalement du transport d’information double clic [information double clic = l’information devenue communication,
substituant aux difficultés et transformations des sciences la fantasmagorie de la Science donnant un accès immédiat, fidèle et sans coût à
l’information], mais il n’y a pas de « monde spirituel » en
supplément de l’autre. D’ailleurs, si l’on oublie les piétés de la Science
pour s’attacher aux sciences mêmes, aux véritables, à celles qui
existent dans leur beauté, dans leurs cheminements référentiels, dans leurs
productions et leurs transports de cartes ou de modèles, on s’aperçoit qu’elles
ne tracent pas un monde plus matériel et plus visible, plus obtus et plus bas.
Il faut n’avoir jamais touché du doigt la longueur, la précarité, la splendeur,
l’originalité des cascades de références qui permettent à un astronome
d’accéder aux confins du big bang, à un océanographe de cartographier le
mouvement des cartes tectoniques, à un mathématicien de suivre la preuve d’un
théorème sur la théorie des nombres, à un historien de recomposer les traces d’un
soulèvement populaire ignoré de tous, pour croire que le monde laissé dans le
sillage des sciences serait bassement matériel et visible, objectif et têtu,
simplement et bêtement là. Si l’on tient vraiment à l’adjectif, quoi de plus
« spirituel » au contraire que les mondes enfantés par le cheminement
des sciences ? Quoi, en tout cas, de moins directement visible ? S’il
est impossible de parler sans détours et préliminaires de la religion, combien
de méditations ne faut-il pas enchaîner pour prononcer des phrases vraies ou
fausses sur le plus petit microbe, le plus lointain des astres, la plus brève
des interactions entre particules, la plus banale des économies ? S’il y a
bien une chose impossible, c’est d’accéder d’emblée, sans travail et sans coût,
aux chaînes de références savantes. La voie sûre des sciences n’écrit droit,
elle aussi, que par des chemins courbes.
Inversement, il faut n’avoir jamais mesuré la profonde
déception que procure – que doit procurer –
toute parole religieuse afin d’être véridique. Décevoir, d’abord
décevoir. C’est justement l’absence radicale d’information transportée par
l’ensemble des expressions religieuses qui donne l’assurance qu’on ne pourra
jamais, grâce à elles, se diriger vers des secrets supérieurs à ceux des
sciences, à des mystères plus élevés, à des spiritualités plus exaltées, à des
gnoses moins indéchiffrables. Faites un test : compilez tout ce que disent
les anges de la Bible chargés pourtant, dit-on, « de transporter des
messages », et vous n’apprendrez quasi rien sur rien. Le contenu
informationnel de ces milliers d’injonctions demeure proche de zéro – à moins
d’être tourné en indices pour les travaux érudits des linguistes, des
archéologues ou des spécialistes de l’angélologie. C’est que les anges ne
transportent pas de messages ; ils modifient ceux à qui ils s’adressent.
Ce qu’ils transfèrent n’est pas un contenu
d’information, mais un nouveau contenant.
Ils n’apportent pas de cartes pour offrir une prise à des êtres assoiffés de
connaissance, mais ils transforment leurs interlocuteurs. Ce qu’ils
transportent, ce ne sont pas des télégrammes mais des personnes. Combien de
bits peuvent véhiculer des avis tels que « Connaissez-vous ! »,
« attention, soyez prêts », « C’est à toi que l’on
s’adresse », « Garez-vous ! », « Ave », « Il n’est plus ici » ? Le premier mot
des échanges téléphoniques, « allô », ce que les linguistes appellent
la fonction phatique, n’en dit pas moins : « La communication est
établie » ; « On vous demande au téléphone ».
[...] Oui, bien sûr, on peut, on doit distinguer les
messages qui parlent pour informer sur le monde de ceux qui parlent pour
modifier les habitants du monde, mais on ne peut pas confondre cette nécessaire
distinction avec, d’un côté, une information sur ce monde et, de l’autre, une
information (obscure, mystérieuse, perdue, cryptée) sur un « autre »
monde. Pas d’aspiration vers l’au-delà qui soit d’inspiration religieuse. Ou
bien c’est de l’information et elle mène aux mondes – aux seuls qui
existent ; ou bien ce n’est pas de l’information, et elle ne mène nulle part – mais elle peut opérer
bien d’autres miracles. Il n’y a pas d’entre-deux. Il faut en passer par cette
déception fondamentale : la religion ne mène à rien. C’est tout le
contraire des explications sociales, sociologisantes, qui croient expliquer le
besoin de religion par une volonté de remplissage d’un monde trop vide ou,
inversement, selon la métaphore choisie, comme le moyen de creuser un peu de
transcendance dans un monde trop plein. Comme s’il fallait que les âmes
frustrées comblent les trous de l’existence par le spectacle de vérités
supérieures ; comme si la vacuité d’un monde simplement matériel et
marchand exigeait quelque supplément d’âme afin d’apporter un peu de
consolation aux existences vaines ; comme s’il fallait peindre le ciel de
couleurs gaies afin de rendre un peu supportables le gris de l’existence
quotidienne ; comme s’il fallait calmer l’angoisse de la mort par
l’évocation d’ectoplasmes menant une vie supérieure dans un monde de l’au-delà.
Or c’est l’inverse exactement : aucune question ne sera résolue, aucun
mystère révélé, aucun péché absous, aucune prière exaucée, aucune perte
consolée. (Pourquoi prendre la parole, alors ?) Il ne s’agit aucunement de
calmer, de creuser, ni de remplir. « Il n’est plus ici, voyez où on l’a
mis. » Aucun signe ne sera donné. Aucune réponse aux « grandes
questions de l’existence ». (Mais alors pourquoi reparler de ces
vieilleries ?) Le monde n’est pas assez bas pour qu’on ait besoin de le
hausser. Il pullule d’assez de transcendances pour qu’on n’ait pas à lui
ajouter quoi que ce soit qui l’ennoblisse ; bien assez plein pour qu’on
n’ait pas besoin de le combler ; bien assez aéré pour qu’on n’ait pas
besoin de l’évider. (Qu’est-ce que le religieux s’il ne mène plus à
l’au-delà ?) Heureusement, en se privant de l’autre monde, on ne se prive
pas, en réalité, de grand-chose, puisqu’il n’y avait là qu’une confusion sur la
possibilité d’aller plus loin, plus rapidement, plus haut que le patient,
méticuleux et positif travail de la référence. En décevant ainsi, la religion
ne coupe pas la branche sur laquelle elle est assise puisqu’il n’y a pas de
branche et qu’elle est solidement installée ailleurs, comme nous tous, dans le
monde connu par les sciences et habité par le sens commun. Pour avoir quelque
chance de parler justement de la religion, il faut d’abord aimer les sciences
de toute sa force, de tout son cœur, de toute son âme, et respecter les mondes
qu’elles laissent dans leurs sillages.
[...] Il y a peut-être de vrais spirituels, mais le test
assuré pour les distinguer des faux c’est de voir s’ils vous mènent « vers
le haut », en essayant de concurrencer par d’autres moyens les chemins de
l’information, ou s’ils vous font au contraire descendre peu à peu dans les
actes de langage qui transforment les interlocuteurs, sans diminuer en rien
leur soif de connaissances. S’ils prétendent apaiser votre libido sciendi, vous révéler des secrets, vous initier à des
mystères, vous élever vers des sphères sublimes, alors fuyez-les ; mais
attachez-vous aux pas de ceux qui vous font retrouver le mouvement de ces
paroles qui ne donnent pas accès, qui ne transportent nulle part et surtout pas
plus loin et plus haut, mais qui vous transforment maintenant, vous, dans le
moment même où l’on s’adresse à vous.
Bruno Latour, Jubiler ou les tourments de la parole religieuse, 2013 (2002).
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