17 oct. 2013

Le Velvet Underground, une douleur parfaite


Par Mark Greif, à propos de Richard Witts, The Velvet Underground
London Review of Books (vol. 29 n°6, mars 2007)

 

Equinox lance une nouvelle collection baptisée « Icônes de la pop » destinée aux « étudiants de premier cycle et à un public généraliste ». D’ordinaire, rien ne me paraîtrait de si mauvais augure. Tout le monde raffole des autobiographies, même de celles des musiciens les plus analphabètes ; au moins peuvent-ils y expliquer comment ils font leurs chansons. Mais la critique pop semble incapable de s’extraire de l’emprise de ces biographies, et il est rare qu’elle ait grand-chose à y ajouter. Elle ne peut pas s’empêcher de louer des figures qui n’en ont plus besoin, les figures historiques de la pop restant dans les mémoires comme étant si bonnes ou au contraire si nulles qu’il est inutile de les défendre. On peut être sûr que quiconque souhaitait lire un ouvrage sur, mettons, King Crimson ou Crosby, Stills and Nash l’a déjà fait. Et puis il y a la dylanologie, véritable plaie de la critique pop : culte des paroles érigées en « poésie », inspiré par la figure la moins représentative de toute l’histoire de la pop. Ces textes passent totalement à côté de ce qui fait la réalité de cette musique : son alchimie toute particulière de paroles absolument lamentables sitôt inscrites sur papier, et d’une musique qui paraît pour le moins rudimentaire sitôt transcrite à l’usage des musiciens. On a ensuite la malédiction de la musicologie aride ; ou celle du rolling-stonisme, journaliste gonzo qui se prend pour une rock star. Mais il n’y a sans doute rien de pire que la rhétorique de l’action sociale et de la « révolution », illusion de fidèles persuadés que les chansons pop sont des manifestations de l’histoire sociale, idée totalement exagérée de l’impact de la pop sur le monde. En fait, la plupart des critiques ne disposent pas de l’outillage verbal qui leur permettrait de décrire l’effet d’un groupe sur son principal public : l’auditeur, chez lui, tout seul dans sa chambre.

Plusieurs titres sont annoncés dans cette collection : un livre sur Bob Dylan, un sur Joni Mitchell et un autre sur Björk. Chacun de ces musiciens est à sa façon devenu un maître de la pop. Mais le premier livre de la série, écrit par Richard Witts, s’attaque au Velvet Underground. Le Velvet n’est clairement pas l’un de ces maîtres. Certains fans ne supportent pas d’écouter les chansons que l’on tient généralement pour les plus représentatives de ce groupe (Heroin, Sister Ray). Avec un catalogue pour le moins mince (quatre albums studio), mais une réputation posthume hors norme, voilà un groupe qu’il est bien difficile de situer dans l’histoire de la musique populaire. Il n’est pas non plus facile de traiter le groupe comme une unité, puisque ses membres tournaient en permanence. Witts le dit franco : « Le Velvet Underground, ça toujours été un peu le bordel. »

Mais Witts nous offre une petite merveille où il a su faire de ces handicaps un atout. Autant j’abordai son livre avec des pincettes, autant je l’ai refermé conquis : il est mesuré, drôle, rafraîchissant, apporte quantité de révisions utiles sur le Velvet, tout en corrigeant maints défauts du genre. Auteur d’une biographie de Nico, interviewer à l’occasion (pour Radio 3) des principaux membres du groupe (Lou Reed excepté), Witts aurait très bien pu nous pondre une lettre de fan ou se contenter de réciter des mythes. Au lieu de cela, il est parvenu à « défamiliariser » le groupe et sa carrière, tout en nous communiquant toutes les informations nécessaires. Telle est la double tâche incombant à tout bon historien et critique pop, et Witts déploie des merveilles de créativité, et parfois de drôlerie, pour la mener à bien.

Ainsi lui arrive-t-il de traiter le groupe comme un objet exotique, soumis à l’examen d’un scientifique obsédé par les chiffres : il compte, dresse tableaux et listes, esquisse les raisons de privilégier tel ou tel aspect de cette œuvre. Le tableau des diverses incarnations du groupe est utile – et la liste du temps passé par chaque membre au service du Velvet surprenante et éclairante –, mais au bout d’un moment, on commence à se dire que Witts a en fait autre chose en tête. Quand il illustre le fait, fort attendu, que bon nombre des membres du groupe avaient presque le même âge – tous les groupes de rock n’ont-ils pas réuni des congénères âgés de la vingtaine ? – en établissant une liste, année par année, de toutes les pop stars nées entre 1938 et 1945, voilà qui est mystérieux et drôle. Puis, la chronologie du cursus scolaire suivi par Sterling Morrison semble être là pour la déco. Mais j’ai adoré la manière dont Witts dresse la liste des obligations du bon auteur de chansons, pour montrer que Lou Reed en remplit tous les critères :

1. Observer et décrire des personnages en situation ;
2. Employer des mots simples pour communiquer des idées complexes ;
3. Y aller franchement avec le public
4. Faire subtilement appel au subconscient, et faire des sous-entendus concernant son identité personnelle et ses angoisses sociales.
5. Posséder un humour froid, subtil équilibre de satire et de cynisme.

Vers la fin du livre, on trouve des figures en forme de Y censées dresser la carte des possibles affiliations des membres du groupe avec la subculture et le milieu artistique. Witts fait toujours un usage judicieux des tableaux, même lorsque leur contenu paraît totalement délirant. On se met à rechercher du sens dans des détails annexes, à envisager la musique selon des chronologies et des sphères d’influence entièrement inédites. Ainsi apprend-on à se détacher de l’histoire habituelle du Velvet Underground – histoire que, soit dit en passant, Witts sait fructueusement mal raconter.

Sous sa principale incarnation, le Velvet Underground comptait quatre musiciens. Lou Reed, maître incontesté de l’art de la pose, en était l’auteur interprète et le guitariste. John Cale, un initié de cette avant-garde minimaliste et dissonante menée par le compositeur new-yorkais LaMonte Young, était le violoniste du groupe et jouait également de la basse. Maureen « Mo » Tucker, très jeune percussionniste autodidacte, jouait debout sans cymbales ni pédales, et fut l’une des rares femmes batteurs de l’histoire du rock. Sterling Morrison, second guitariste du groupe, a toujours été sous-estimé, en partie parce qu’il affirmait n’« être là (que) pour se marrer », mais surtout parce qu’il n’avait pas grand-chose à voir avec la constante tension créative qui déchirait Reed et Cale (à la différence des mâles dominants du groupe, qui poursuivirent toute leur vie une carrière musicale après avoir quitté le groupe, Morrison devint professeur d’anglais médiéval et capitaine de remorqueur). Cale était originaire du pays de Galles ; tous les autres venaient de Long Island.

Le groupe ne joua qu’un mois, en décembre 1965, sans subir d’interférence extérieure. Ils avaient entamé une courte résidence au Café Bizarre de Manhattan, lorsqu’Andy Warhol, qui jouissait déjà d’une renommée colossale, accompagné de son rusé manager Paul Morrissey, vint leur proposer un contrat. Warhol recherchait de la musique. Il semble que lui, ou Morrissey, ait entendu parler du groupe à cause des ponts existant entre l’univers du cinéma underground et celui des musiciens d’avant-garde qui travaillaient avec le Velvet comme accompagnateurs. Warhol fit une petite avance qui permit aux musiciens de payer leur loyer, les engagea dans son spectacle son et lumière Exploding Plastic Inevitable (le groupe était en partie caché derrière Edie Sedgwick, qui dansait le watusi, et Gerard Malanga, qui dansait avec des fouets), les fit jouer sur la bande-son de ses films amateur et loua un studio pour qu’ils enregistrent un disque (il réalisa la célèbre pochette « banane » du premier album, où il inscrivit sa signature en énorme, sans que le nom du groupe y figure – il fallait retourner le disque pour le trouver). Warhol, ou Morrissey, leur infligea aussi Nico, sculpturale blonde, mannequin germano-hongroise, chanteuse à très fort accent, qui chantait dans un style « Weimar ». Nico avait conquis la faune qui fréquentait la Factory, non grâce à ses talents de chanteuse, mais grâce à sa célébrité et à sa détermination. Elle connaissait le cinéma européen, ayant joué dans La Dolce Vita de Fellini, et après avoir eu d’utiles aventures avec Alain Delon, Bob Dylan et Brian Jones des Rolling Stones, elle était bien décidée à entrer dans le milieu de la musique.


Le Velvet Underground parvint à prendre ses distances avec Warhol sans se l’aliéner, et devint un vrai groupe de rock. Un groupe certes inhabituel, puisque son personnel changeait en permanence. Ils firent un album avec Nico, passèrent un an et demi avec Warhol, puis sortirent deux albums (sur près de 4 ans) avec Cale, et quatre (sur près de six ans) avec Reed, qui écrivait l’ensemble des textes. Reed finit par partir, laissant les membres restants vivoter quelque temps ; il se réinstalla à Long Island, « accablé, nous dit Witts, par l’échec total du Velvet, pour travailler comme dactylo dans l’entreprise de comptabilité de son père. » Finale romantique s’il en est, mais Reed était, cette année même, de retour à New York, en se proclamant poète. En 1971, il enregistra et sortit un album solo, fit de même en 1972, avant de composer le sinistre cycle Berlin en 1973. Au cours de cette période, Cale produisit (et joua sur) les premiers albums de Nico (1967 et 1969), sortit des disques solo en 1970 et 1972, avant de faire le très admiré Paris 1919. Le lien avec Warhol, qu’ils ne remirent jamais en question, ainsi que les solides carrières de Reed, Cale et Nico maintenaient le Velvet Underground vivace dans les mémoires ; à la différence d’autres groupes d’art rock très vite évanouis, il ne disparut pas comme il était venu. Au contraire, son œuvre unique gagna bientôt la réputation d’avoir inspiré l’ensemble du punk US et du rock indé, et beaucoup les perçoivent aujourd’hui comme des punks avant la lettre.

Je me souviens de la première fois que j’ai entendu le Velvet Underground. Au milieu des années 1980, préado accro à la musique, j’écoutais une radio commerciale de Boston où travaillaient encore les meilleurs DJ indépendants de la ville, dont un certain Charles Laquidara, qui passait les vinyles qu’il aimait et cherchait toujours à faire de l’épate. « OK, dit-il, après la pause, je vais vous passer un morceau du Velvet Underground. Mais attention : ça dure sept minutes ; et ça s’appelle Heroin. »

Impressionné, comme il se doit, je me dépêchais d’aller chercher une cassette pour l’enregistrer. Il y avait le fameux bourdonnement de l’alto, le même schéma de guitare répété à l’infini, Lou Reed qui étirait les syllabes au maximum, les stridences des cordes et les haletants changements de tempo. « Une chanson intitulée Heroin ! » me disais-je, avec l’admiration qu’ont les gosses de douze ans pour tout ce qui est outré. « Sept minutes ! » Même un gamin de douze ans pouvait à la fin s’apercevoir que la chanson avançait sur la mince frontière qui sépare la communication d’une expérience du pur et simple tape-à-l’œil. C’est un chef-d’œuvre, oui, mais c’est un chef-d’œuvre stupide, comme certains sommets du rock. Il est certain que ça n’avait aucun sens à la radio. Ça en avait un peu plus sur mon lecteur de cassettes, quand j’étais seul dans ma chambre. La chanson faisait quelque chose, mais, même alors, je ne m’illusionnais pas au point de croire qu’elle embarquait son auditeur dans un trip d’héroïne.

Afin d’arracher le Velvet aux clichés et de dégager la quintessence de sa musique, Witts prend deux décisions stratégiques – et discutables. Premièrement, il s’occupe exclusivement de la période où John Cale faisait partie du groupe. Chose qui aurait pu sembler plus raisonnable si Cale avait écrit une seule chanson (il est seulement crédité de quelques collaborations avec Reed) ou si ce livre « sommaire » ne traitait pas, par conséquent, de deux albums seulement sur les quatre réalisés par le groupe. « Tout ce qu’écrivait Lou collait parfaitement avec mon univers », a pu dire Cale, et Witts interprète cette déclaration littéralement, en parlant de « mise en musique par Cale des chansons de Reed ». Ce faisant, il paraît considérer que Cale était l’arrangeur, et qu’abandonné à lui-même, Reed n’aurait fait que des chansons de folk rock à un rythme mid tempo.

Seconde décision : l’auteur dit vouloir résister à l’habitude d’écouter le Velvet Underground à l’aune de la musique qu’on a faite plus tard, en soulignant que c’est à la lumière des années 1950, et non des années 1970 et 1980, qu’il convient d’entendre ce groupe. Pour Witts en effet, le Velvet était tourné vers le passé. C’est son excentricité intemporelle qui explique son échec commercial (en dépit du remarquable lancement publicitaire conçu par Warhol), et qui l’a libéré de son époque au point de gagner par la suite un statut d’icône. Le groupe mêlait la sensibilité des existentialistes « beat » (développée par Reed à l’Université de Syracuse) avec un recyclage de l’avant-garde des années 1910 et 1920 (que Cale devait aux artistes de Fluxus installés à New York). Le Velvet se situait donc « à la confluence d’un auteur inspiré par l’existentialisme des années 1950 (et) d’un arrangeur porté sur les actions performatives du néodadaïsme ». En vertu de ce caractère intemporel, ils avaient un son étrange, qui leur conférait également un cachet particulier, et c’est à cette paternité musicale alternative que pourraient plus tard se rattacher les groupes désireux d’en finir avec le « Flower Power ».

C’est surtout cette thèse d’un Velvet intemporel que je voudrais discuter. Si je suis les indices et les pistes donnés par Witts, je ne vois pas très bien pourquoi il ne serait pas plus pertinent de rafraîchir notre perception du Velvet en le replaçant dans son époque, mais en ignorant la géographie, la question des influences directes, en les plaçant précisément dans un élément qui n’est surtout pas le leur – en Californie, par exemple. Supposons qu’en suivant, non les trajectoires personnelles, mais les chronologies, on les associe à cette partie de la scène californienne qui passe pour être leur exact inverse, mais dont le parcours est très similaire, à tel point même que c’en est inquiétant.

Je pense à Grateful Dead. Dans l’imaginaire de l’histoire musicale – où s’opposent New York et la Californie, mais surtout les punks et les hippies – Grateful Dead doit constituer l’exacte antithèse du Velvet. Encore une fois, je peux en témoigner d’après mon expérience de jeunesse. À l’adolescence, j’avais atterri dans un milieu punk rock, donc choisi mon camp dans l’un de ces conflits vestimentaires par lesquels les ados se définissent une identité. Nous arborions des t-shirts White Light/White Heat, chose inimaginable à l’époque où le disque était sorti. Le seul fait de dire que l’on aimait Grateful Dead était un motif d’ostracisme. Dans la typologie punk rock, le Velvet était papa (et maman) punk, et Grateful Dead papa hippie – or les punks détestent les hippies.

Pourtant, si l’on considère la situation des deux groupes à leur fondation, vers 1965-1966, on constate que, très bizarrement, l’un et l’autre étaient au départ presque le même groupe. En fait, ils portaient tous deux le même nom en 1965 : les Warlocks. Et tous deux furent bientôt captés par d’autres mouvements culturels, par des artistes travaillant dans des genres différents pour devenir le « groupe maison » de projets collectifs. Sur la côte Ouest, Ken Kesey a embauché Grateful Dead pour faire la musique de ses « acid tests » (dans un San-Francisco post-beat, où sévissait un Neal Cassady complètement ravagé, qui avait été la muse de Kerouac pour Sur la route).

L’« acid test » de Palo Alto, où il y avait eu pour la première fois une vraie scène de concert, eut lieu en novembre 1965. (Kesey avait déjà fait jouer Grateful Dead, qui s’appelait encore les Warlocks, dans un salon de San Jose, où tout le monde était défoncé.) Pendant ce temps à New York, Warhol faisait du Velvet le moteur des soirées de la Factory et lui donnait un rôle secondaire dans Exploding Plastic Inevitable, spectacle qui prit certes diverses formes entre janvier 1966 et son ouverture à un large public en avril de la même année, mais où figuraient toujours des dingues dansants, des diapos avec des filtres de couleur, des spectacles de lumière, des films muets, et du chaos. (Warhol était toujours en tête d’affiche, bien qu’il semble n’avoir jamais été là qu’en spectateur.) La musique des deux groupes était étroitement liée à la drogue – le LSD pour Grateful Dead, l’héroïne pour le Velvet (plus les amphétamines, du moins sur White Light/White Heat) – mais sur le plan personnel, les musiciens faisait moins de discriminations : Reed avait pris de l’acide à l’université et Jerry Garcia finit par devenir dépendant à l’héro. À ses débuts, chaque groupe fut financé par des bienfaiteurs : Warhol pour le Velvet ; et pour Grateful Dead, Owsley Stanley, qui fournissait le LSD des « acid tests ». Le premier album de chacun des deux groupes paraissait intégrer la drogue à la musique. Pour le Velvet, c’était le ralentissement «nbsp; enveloppé dans la fourrure » de l’héroïne, auquel faisait écho le ralentissement des bandes au cours de la masterisation (comme Witts s’attache à le prouver en analysant la tonalité des accords enregistrés) ; étonnamment, les Dead se gavèrent d’amphétamines pour enregistrer les morceaux de leur premier album à des tempos ahurissants. Le premier single du Velvet chanté par Lou Reed, Sunday Morning, sortit en décembre 1966 ; quant au premier single de Grateful Dead, The Golden Road (to Unlimited Devotion), chanté par Jerry Garcia, il sortit en février 1967. Et l’on pourrait rallonger encore la liste des parallélismes existant entre les deux groupes.

Le plus frappant est que, à l’instar de Grateful Dead, le Velvet Underground a été au départ une plateforme d’improvisations live extrêmement longues, surprenantes et répétitives, parfaitement adaptées à des événements multimédias. Il est révélateur que, dans les entretiens, les principaux membres du Velvet insistent systématiquement sur le fait qu’ils étaient bien meilleurs en concert qu’ils ne l’ont jamais été sur disque. Mais ils disent tous ça. Dans ses notes pour Peel Slowly and See (réédition chez Polygram de leurs quatre albums, ainsi que des démos et prises alternatives), David Fricke rapporte que Morrison, Reed et Tucker ont tous déploré l’échec à capter leurs performances en concert et parle d’un morceau jamais enregistré, Sweet Sister Ray, prélude improvisé à des exécutions live de Sister Ray, qui pouvait durer jusqu’à quarante minutes. Grateful Dead a suscité une culture d’audiophiles qui enregistraient le moindre concert, conduisant certains à s’imaginer que l’essence de l’écoute de ce groupe consistait à « être là » – et, dans les cas les plus extrêmes, engendrant un public prêt à écouter quarante versions de Dark Star pour découvrir dans chacune les moments de transcendance improvisationnelle. En prêtant attention à ce qu’ont pu déclarer les membres du Velvet, on se prend à imaginer un monde alternatif dans lequel on pourrait écouter quarante versions de Sister Ray pour y dénicher de semblables moments de transcendance, ou des improvisations de trente minutes comme Melody Laughter (raccourcie à dix minutes sur Peel Slowly and See), faites de feedback, de guitare, d’orgue, et de chants de Nico. Mais rares furent ceux qui enregistrèrent le Velvet. Il aurait fallu les cinéastes de Warhol, si ces derniers s’étaient moins intéressés à eux-mêmes et à leurs happenings et un peu plus au Velvet Underground : ils n’ont jamais filmé un concert entier.


Si à l’origine les deux groupes se projetaient dans le nom de « Warlocks » (les sorciers), c’est essentiellement parce que, chacun de leur côté, ils nourrissaient une vision où se mêlaient l’enchantement et les ténèbres. (Ils durent choisir un autre nom parce qu’un troisième groupe avait déjà sorti un disque sous ce nom-là.) Tous deux proposaient non une musique destinée à être dansée ou chantée à tue-tête, mais une expérience alternative, une musique dont le rapport au public était d’essence hypnotique. Il est évident que Heroin, avec ses accélérations et décélérations, cherchait à capter une expérience particulière ; en revanche, il est beaucoup moins évident que cette expérience était censée pouvoir s’étendre à l’infini, qu’elle se prêtait à l’improvisation ou qu’elle était censée se produire en live, et non sur disque. Le « but du groupe, c’était d’hypnotiser les auditeurs de telle façon que leur subconscient prenne le dessus. » Voilà qui explique le bourdonnement et les chansons construites à partir de longs passages répétitifs fondés sur deux accords (généralement la tonique et la sous-dominante du blues, comme l’explique Witts dans l’un de ses apartés musicologiques). « L’hypothèse », nous dit Witts, est la suivante : « au fur et à mesure que l’oreille s’habitue à leurs nuances, les bourdonnements finissent par produire un état psychologique où se confondent conscience et inconscient. » En conséquence, le Velvet Underground n’était pas (en dépit de ce que disaient les membres du groupe) nécessairement un adversaire du psychédélisme, mais il mettait plutôt l’accent sur un univers affectif moins ensoleillé que celui de la côte Ouest : « pour nous, la solution c’était de donner des drogues dures à tout le monde, dit Cale dans un entretien avec Witts, mais il y a déjà un puissant élément psychédélique dans le fait de faire durer un son, et c’est ce qu’on faisait (…). Donc on a pensé qu’en mettant de l’alto (des bourdonnements) derrière les guitares et de l’écho, on pourrait créer cet espace énorme (…) ce qui était déjà en soi une expérience psychédélique. »

Tel serait le sens de cette étrange simultanéité d’approche du Velvet et des Dead à leurs débuts : 1966 marque un bouleversement dans la phénoménologie de la chanson populaire, en partie sous l’effet d’influences extérieures « artistico-culturelles » (les Merry Pranksters, la Factory de Warhol), et sans doute aussi en partie du fait de la généralisation de l’amplification, de l’« électrisation » de la folk (le héros de Reed, Bob Dylan, est passé à l’électrique en 1965) et, de Liverpool à Los Angeles, d’un désir d’enregistrer et d’intensifier, tant sur un plan vocal que musical, l’effet de la drogue (les Beatles, les Byrds, Jefferson Airplane, les Doors, etc.).

Bien que les deux groupes aient cherché au départ à créer une musique hypnotique, des années lumières séparent leurs textes respectifs. Dans la pop, les paroles sont le destin. C’est drôle comme les groupes s’impliquent dans le contenu et la thématique textuelle de leur travail, peut-être à cause des attentes du public, peut-être parce qu’eux-mêmes les chantent chaque soir. Dès le départ, si négligemment assemblés qu’ils fussent, les textes de Grateful Dead parlaient des routes et des rivières. Du blues et du bluegrass, ils tiraient la promesse de l’errance – parfois venait un moment de répit : des prés emperlés de rosée, danser pied nus, se rouler dans les joncs au bord d’une rivière. Ce n’est pas un hasard si leur premier single était The Golden Road, si la chanson qui les caractérise le plus (l’halluciné Dark Star mis à part) est Truckin’, et si, à partir des années 1970, ce groupe a connu la maturité en troquant les trips infinis sous LSD pour des tournées sans fin, ce que résume bien ce vers archiconnu : « What a long, strange trip it’s been » (Ce fut un bien long et bien étrange voyage/trip). Au contraire, les textes du Velvet Underground parlent de ne pas sortir et de la quête d’une autodestruction jouissive (« I thank God I’m as good as dead » (Dieu merci, c’est comme si j’étais mort)). Curieusement, aucun membre du Velvet n’est mort à cause de la drogue, qui faisait des ravages sur la côte Ouest (Janis Joplin, Jim Morrison et Jimi Hendrix ; Pigpen de Grateful Dead, qui mourut en 1973 à l’âge de 27 ans, fut plutôt victime de l’alcool). Chez le Velvet, l’autodestruction était plus affaire de conflits de personnes et de défections. Toutes choses qui auraient très bien pu se résoudre si le noyau du groupe avait vraiment désiré poursuivre, ou être un autre groupe. En revanche, la résistance des thèmes du Velvet à l’expansion, l’idée que sa musique ne pouvait s’apprécier qu’en privé, dans des lieux où seule une poignée de fans pouvait se rendre, voilà un problème qui ne pouvait être résolu. Ses textes destinaient Grateful Dead à voyager, et c’est ce que fit le groupe, créant par la même occasion un phénomène unique d’affiliation sociale de masse, pendant trente années de tournée incessante (avec une seule année de pause, en 1975), et jouant la plupart du temps devant un public d’aficionados en adoration et d’épaves grotesques (le film de 1977, The Grateful Dead, donne une bonne représentation de ces deux camps). Les textes du Velvet le destinaient à n’atteindre jamais un public de concert, mais à être transmis sur disque, de main en main.

Quand le Velvet Underground quitte la maison, il en résulte anxiété, paranoïa, poursuites. On connaît l’embarras de ce « p’tit blanc » qui, au coin d’une rue de Harlem, attend nerveusement qu’on le conduise dans un immeuble où il pourra acheter de la drogue (I’m Waiting for the Man). Mais peut-être vaudrait-il mieux ne pas sortir du tout : « Run run run run run/Chasin’ after you/Hey wha’d you do » Cours cours cours cours cours/On te pourchasse/Qu’est-ce que tu vas faire ? ») (Run Run Run). À l’intérieur en revanche, on trouve du réconfort : « If you close the door/the night could last forever/Leave the sunshine out/And say hello to never » (« Si tu fermes la porte/La nuit pourrait durer toujours/Laisse le soleil briller dehors/Et dis bonjour à jamais ») (Afterhours, une de leurs chansons les plus douces). L’imaginaire du Velvet réside dans des chambres, dans des chambres d’hôtel, dans des fêtes et des afters – ou dans le désir de faire la fête (seul, encore une fois, dans sa chambre).


Reed réalisa un mixage privé du très intimiste troisième album (l’album incluait au départ Cale, dont les douloureux paysages sonores ont été rejetés) que Sterling Morrison qualifia de « mixage du placard » (closet mix) parce qu’il avait l’impression que Reed avait voulu faire sonner le disque comme s’il avait été enregistré dans un placard. Mais, tels qu’ils figurent sur le disque, même les morceaux rugueux de l’ère Cale ont aussi quelque chose d’intimiste (closet character). Les chansons devenaient l’équivalent du « closet drama », cette veine mineure de la littérature dramatique, écrite sous forme de pièce, mais destinée à un usage domestique et privé – ou au pire, à être lue à quelqu’un, comme on peut n’écouter certains disques qu’en compagnie d’un cercle d’intimes. L’attachement des fans au Velvet – fans en privé – tient précisément à l’intimisme de ce groupe qui était censé être le sommet du cool : fantasme d’un monde souterrain de donjons SM et de stands de tir offrant des plaisirs semblables à ceux que procurent les livres underground de la tradition gothique branchée, celle de Sade, de Bataille, de Burroughs, de Hubert Selby Jr, et de quiconque pourrait aujourd’hui en être l’héritier (Chuck Palahniuk ?). Reed a extrait la quintessence de ces livres, pour les récrire sous forme de chansons. L’exemple le plus célèbre, le plus littéral aussi, en est bien sûr Venus in Furs, mise en musique d’un livre dont on se souvient surtout parce que c’est à son auteur que le masochisme doit son nom. Reed parle de la protagoniste du livre de Sacher-Masoch (Severin) et de la principale action qui l’occupe (la flagellation et l’attente de la flagellation), et le Velvet fournit le cadre musical. Si deux producteurs de Broadway décidaient d’adapter La Venus à la fourrure, la version de Reed pourrait figurer en ouverture du spectacle.

Pour le groupe, le « placard » possédait d’autres connotations. Parce qu’il était associé à Warhol, à cette garçonne qui jouait de la batterie, à la superbe Nico qui chantait comme un homme, le Velvet était, selon Witts, perçu par ses contemporains comme marqué du sceau de l’homosexualité. À la vérité, Reed était bisexuel et, selon ses propres dires, le traitement par électrochoc qu’il avait dû subir adolescent à l’hôpital psychiatrique de Creedmore visait à mettre un frein à ses désirs homosexuels. Witts dit – et c’est paraît-il un lieu commun – que I’m Waiting for the Man possède un double sens et qu’on peut voir le narrateur comme attendant non pas un dealer, mais un amant (« Hey white boy, you been chasin’ our women around?/Pardon me, sir, it’s furthest from my mind/I’m just waiting for this dear, dear friend of mine. » (« Hé p’tit blanc, tu cours après nos femmes ?/Excusez-moi, monsieur, mais loin de moi cette idée/Je ne fais qu’attendre un ami qui m’est particulièrement cher »). En fait, la musique du Velvet est profondément asexuée, bien que non dénuée d’érotisme – à l’instar de la musique de Grateful Dead, également asexuée – parce qu’il s’agit d’autoérotisme : la musique exacerbe l’expérience synesthésique de l’auditeur, dans la perception qu’il a de son propre corps, et l’hypnotise, tandis que les textes le transportent dans des expériences qu’il vit par procuration : être regardé, fouetté, drogué.

Dans l’univers fantasmatique du premier Velvet, on tend souvent à oublier, peut-être parce que ça n’a rien à voir avec la pose du macho défoncé (« Cause it makes me feel like I’m a man/When I put a spike into my vein » (« Parce j’ai l’impression d’être un homme/Quand je me plante une seringue dans les veines ») et « I feel just like Jesus’s son » (« Je crois être le fils de Jésus ») (dans Heroin), ni avec le camp à la Warhol (« And what costume shall/The poor girl wear ? »Et quelle tenue va-t-elle mettre la pauvrette ? ») (dans All Tomorrow’s Parties), c’est l’intensité du pur gore. Après l’angoisse extatique du premier morceau, la face 1 de White Light/White Heat embraye sur une histoire de désir sexuel qui s’achève avec un cutter planté dans la tête de l’amant (The Gift), puis c’est une chanson groovy qui parle d’une opération menée sans anesthésie (Lady Godiva’s Operation). Pas mal de sang donc, beaucoup de grand guignol, et une sacrée dose de crétinerie juvénile. Il vaut la peine de se demander pourquoi, dans le cas du Velvet, pareille chose a été si bien tolérée, voire admirée, plutôt que de passer pour une simple blague. À mon sens, c’est sans doute parce que les thèmes abordés dans les textes et les moyens musicaux employés pour les traiter atteignent à une harmonie parfaite et nécessaire.


Cette harmonie – qui suffit à hisser n’importe quel groupe pop au dessus du commun – avait trait, pour le Velvet Underground, aux plaisirs de la douleur physique et d’un sadianisme d’opérette (à distinguer du sadisme) qui pouvait se traduire sur le plan de la musique ou des textes. C’est là ce qui fait l’importance de la contribution de Cale. Witts lui consacre un chapitre remarquable, où il dit en substance que tout ce que Cale a apporté au groupe, tant sur le plan technique que philosophique, il le devait directement à LaMonte Young et à sa femme, Marian Zazeela. Young and Zazeela faisaient partie d’une coterie avant-gardiste qui voulait faire progresser la musique et libérer les esprits par ce biais. Il n’est certes pas inhabituel de voir Cale associé à l’avant-garde, ni avec Young, qui fut son maître, mais il est sacrément choquant de lire qu’à l’époque où il faisait partie du Velvet, Cale devait tout son avant-gardisme aux techniques développées par Young. Les bourdonnements venaient de Young, tout comme cette manière de changer de tonalité ou ces tentatives de tenir une même note pendant deux heures d’affilée. Même les lunettes noires et les costumes noir et blanc, les projections de diapositives de couleur sur les musiciens, même cela, Warhol l’aurait volé à Zazeela. Witts donne des exemples précis : « Dans European Son, Cale traîne une chaise dans le studio, comme Young l’a fait dans son Poem. Dans I’m Waiting for the Man, il écrase les notes du piano dans une version sous amphètes de X for Henry Flint (de Young). »

Aujourd’hui encore, l’avant-garde classique semble parfois chercher à atténuer la douleur, la gêne et l’ennui inhérents à une adhésion délibérée à la dissonance, à l’atonalité, au minimalisme, aux très longs morceaux qui, au cours du siècle passé, ont caractérisé nombre de ses meilleures productions. On suppose qu’on a affaire à un bon auditeur, c’est-à-dire à un auditeur cultivé qui recherche l’ennui pour la transcendance. Mais le Velvet Underground (la révision par Cale du travail de LaMonte Young, son partenariat avec Reed) sut réinscrire l’ennui et la douleur auditive propres à l’avant-garde dans la thématique de la « mauvaise attitude » : il s’agissait, autrement dit, d’être un « bon » auditeur qui pourrait connaître, par procuration, la joie d’être « mauvais ». La douleur auditive, associée à des textes parlant d’une douleur délibérément recherchée, produisait le corrélat musical « avant-gardiste » du crade, du masochisme, de la déviance sexuelle, de la drogue – pour les auditeurs, une expérience que les actuels gourous du lifestyle pourraient qualifier d’« ambitieuse ».

La réussite du Velvet, à l’époque où Cale était dans le groupe, tient sans doute au fait d’avoir tenu ses promesses : il donnait juste la douleur qu’il fallait. Ce serait une chose d’entendre l’ordre de « tongue the thong/the belt that does await you » (« lèche le cuir/la ceinture qui n’attend que toi »), si ces paroles s’accompagnaient de guitare folk. C’est tout autre chose en revanche, et c’est bien plus efficace, d’écouter ces textes sur les stridences de l’alto de Cale. Le Velvet nous a montré que la douleur auditive peut se transformer en plaisir, surtout quand l’écoute constitue un acte d’affiliation à une norme de vie supérieure, car pire et plus « transgressive ». Qui ne supporte pas de se faire maltraiter par l’alto de Cale ni par les guitares mal enregistrées de White Light/White Heat est tout simplement stupide. Qui, au contraire sait se délecter de ces mauvais traitements, qui peut écouter les 17 minutes de Sister Ray puis se repasser le morceau, s’est élevé dans une sphère supérieure – ou plutôt, s’est enfoncé dans les bas-fonds –, tout simplement en écoutant cette musique, et ce, qu’il ait accès ou non aux accessoires nécessaires, cuillère, héro, travelos, appartements, fouets et bottes de cuir.

Sister Ray est, pour beaucoup, le chef-d’œuvre de l’époque de Cale, et le dernier morceau de son deuxième et dernier album avec le groupe. Le texte de Reed est ambigu, mais Sister Ray aborde indiscutablement certains thèmes : la drogue (« I’m searching for the mainline/I said I couldn’t hit it sideways » (« Je cherche ma veine/J’ai dit que je peux pas la piquer de biais »)) ; la convivialité avec des étrangers qu’on a peut-être eu la chance de ne pas rencontrer (les aventures de Doug et Sally, des marins, Miss Rayon, un meurtrier et sa victime, et tout se passe « just like Sister Ray said » (« exactement comme l’a dit Sister Ray »)) ; les pipes (« She’s busy sucking on my ding-dong » (« Elle s’active à me sucer le zizi »)). Mais en réalité, il semble que ce soit grâce à la situation et à l’espace déstabilisants qu’elle décrit (du bout des lèvres, Reed a aussi parlé à des interviewers de travestis et d’orgies), que la chanson se rapporte à son univers sonore, dominé par la bataille stridente que se livrent les guitares et l’orgue. L’auditeur « d’élite » est récompensé parce qu’il se découvre capable de tolérer et d’apprécier le bruit, la cacophonie, la douleur, l’énergie de l’improvisation, le volume ascendant, et ainsi de suite – si bien que les satisfactions dans lesquelles se complaît l’avant-garde, les amateurs de Stockhausen dans leurs blanches pièces climatisées, se muent en fierté de s’encanailler dans les bas-fonds, en jouissance de l’amateur de rock.

On pourrait dire que c’est précisément cela que les groupes californiens psychédéliques se refusaient à faire : maltraiter les oreilles en utilisant des techniques nouvelles, rendre cet effet consubstantiel à des textes manifestant un ethos de la douleur. David Fricke raconte (histoire apocryphe ?) que Bill Graham a banni à tout jamais le Velvet du Fillmore West après qu’ils ont conclu un concert en laissant leurs guitares appuyées contre les enceintes de façon à produire du feedback (sortie qui devait devenir une habitude pour la génération du post-punk). Lorsque les groupes de la côte Ouest maltraitaient les oreilles, c’était seulement par accident. À mon sens, il y a quantité de choses douloureuses dans les premiers titres de Jefferson Airplane. Et c’est encore plus vrai chez Hendrix. Il y a de longs passages de feedback savamment orchestré chez Grateful Dead. Mais la douleur n’était pas leur but. Pour Bill Graham, l’insulte résidait dans le fait que le Velvet faisait du mal de façon délibérée et impersonnelle, en prenant congé du public, en ne laissant derrière eux que des vestiges – leurs guitares, ou quelques décennies plus tard, leurs disques – faire le boulot à leur place.


Traduction de Nicolas Vieillescazes pour la Revue Internationale des Livres et des Idées (n°3, janvier-février 2008).

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