Que la pêche soit une pratique industrielle violente et déshumanisante,
ça ne m’était pas encore apparu. Il y avait un fond d’exotisme et d’aventure qui
trainait, une balade en mer en plus pénible. Léviathan crée un univers qui bouleverse ce que tu croyais savoir sur la pêche, la mer et les films sur la mer, un univers à la fois terrifiant et fascinant, et cela sous la forme d’un documentaire prétexte à
expérimentations esthétiques radicales.
On est en mer sur un chalutier, on ne sait pas où, on ne
voit rien, il fait nuit. On discerne une tâche rouge qui bouge, on ne sait pas
ce qui se passe, on cherche. Il y a du bruit, il y a du bruit en permanence.
Les caméras GoPro font tous les mouvements saccadés, à la fois agiles et
mécaniques. Des hommes se parlent mais les paroles sont prises dans le bruit,
on ne comprendra rien des quelques mots qui se diront.
On est au plus près des marins, c’est parfois eux qui
portent la caméra, on lit la fatigue sur la peau abîmée, on accompagne les gestes sûrs et
répétitifs. Le film ne leur donne pas plus d’importance qu’aux animaux et aux
éléments, tout est à égalité. Tout ne fait qu’un dans l’environnement du
bateau-monstre. D’ailleurs on n’en sortira pas. On ne verra pas la terre, le
bateau ne s’arrêtera pas, il n’y aura pas d’explication. On n’est plus que
sensations.
On est plongé dans un chaudron où nos sens sont extrêmes
sollicitées et où en même temps tout leurs résistent. La mer est opaque et se
confondra avec le ciel noir quand la caméra se retournera à la fin du film en
suivant les mouettes. (Dans quelque sens qu’on le prenne, il n’y a pas de sortie.)
Les marins ne révèleront rien, on s’attardera juste sur un en repos devant la
télévision, tombant de fatigue (et toujours dans le bruit, d’un programme sans
intérêt).
Tout cela, ce bateau-monstre venant de nulle part sur lequel les marins accomplissent leur tâche sans fin, c’est ce qu’on ne voit pas. Ce sont les coulisses du monde industriel. Ses
profondeurs. Les poissons sont asphyxiés dans les filets puis déchiquetés,
éviscérés ; ils ne sont plus que déchets rejetés à la mer dans un torrent
rouge de sang. Une canette de bière flottant parmi les poissons, la caméra à
leur hauteur dans la marre qui flue et reflue, nous rappelle au monde que nous
connaissons, interrompt le drame pour mieux le questionner.
Pourtant le film n’est pas sans beauté. Au contraire il est
d’une poésie rare pour un documentaire. Avec la richesse des effets sonores (la
caméra par exemple plongeant et revenant à la surface en jouant avec les mouettes),
l’attention portée à ces étoiles de mer rouge-sang flottant paisiblement à proximité
du bateau, l’énergie incroyable qui se dégage de l’image, Léviathan saisit le réel dans sa beauté et son horreur.
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